Tribunal administratif

… »Les expulsions locatives atteignent un nouveau record. Selon la Fondation Abbé Pierre, en 2017, près de 15 600 ménages ont été expulsés de leur logement, soit une augmentation de 106 % en quinze ans. »…

Monsieur le Président,

La décision du Conseil d’Etat du 30 mars 1930 précise : «La jurisprudence n’est pas figée, elle est, au contraire, susceptible d’évoluer selon l’idée que l’on se fera, à un moment ou à un autre, des besoins du public ».

Par 2 arrêtés en date du 11 juin 2009, la Cour de Cassation a rappelé le principe selon lequel : « La sécurité juridique, invoquée sur le fondement du droit à un procès équitable, pour contester l’application immédiate d’une solution nouvelle, résultant d’une évolution de la jurisprudence, ne saurait consacrer un droit acquis à une jurisprudence figée ».

Je voudrais citer l’exemple de la ville de Nanterre, qui, chaque année, prenait un arrêté relatif à l’application des quotients familiaux dans les écoles municipales de musique.

Systématiquement, les juridictions administratives ont annulé cet arrêté. Le Conseil d’Etat considérait qu’au nom du principe d’égalité d’accès au service public, et, faute d’une nécessité d’intérêt général, le quotient familial ne pouvait s’appliquer à un service public culturel.

Cependant, dans sa décision du 29 décembre 1997, le Conseil d’Etat a opéré un revirement de jurisprudence en stipulant que : « le conseil municipal de la ville de Nanterre a pu, sans méconnaitre le principe d’égalité entre les usagers du service public, fixer des droits d’inscription différents, selon les ressources des familles.»

Si la ville de Nanterre n’avait pas persisté, chaque année, à prendre les mêmes délibérations instaurant un quotient familial, le revirement de jurisprudence n’aurait pas eu lieu. C’est bien parce que je crois en la justice de mon pays, en son évolution face à des situations nouvelles, que je prends, chaque année, mes arrêtés.

Et, contrairement à ce que la presse s’est fait l’écho, suite à l’audience de fond qui s’est tenue au Tribunal administratif de Lyon, en mars 2019, quant à l’agacement du rapporteur public sur la récurrence de mes arrêtés – je le cite, « le mépris de Mme le Maire face aux décisions du tribunal, obligé de statuer chaque année. » – je tiens à préciser que je n’affiche aucun mépris pour les jugements rendus par le Tribunal administratif de Lyon. Si, chaque année, je prends des arrêtés, ce n’est pas pour disconvenir à la loi, mais, au contraire, pour faire évoluer la jurisprudence, dans le plus strict respect des lois de notre Etat de Droit.

Comme chaque année, je tiens donc à revenir, au sein de ce tribunal, sur la situation de beaucoup de nos concitoyens.

Partout en France, la pauvreté s’intensifie, près de 9 millions de Français vivent en dessous du seuil de pauvreté, 1 personne pauvre sur 3 a un emploi. Dans l’un des pays les plus riches au monde, des dizaines de milliers de personnes vivent dans des conditions très dégradées, dorment dans la rue, ou vivent dans des caves. La précarité alimentaire touche 1 Français sur 5, chômage, maladie, séparation, le moindre accident de la vie peut faire basculer une famille dans la spirale de l’exclusion.

Vénissieux n’échappe pas à cette situation :

Selon la dernière étude Compas, 30,5 % de la population vénissiane vit en dessous du seuil de pauvreté.

En 2018, plus de 20 000 personnes ont sollicité le service social de la ville, toutes demandes confondues.

L’an dernier, 432 ménages ont subi une réduction d’énergie, 73 ont fait l’objet d’une coupure.

Dans le même temps, la crise du logement s’accentue :

  • 15 millions de personnes touchées, dont près d’1 million privées de logement personnel,
  • 31 000 enfants sans toit.
  • Près de 7 millions de Français souffrent de précarité énergétique.

Les expulsions locatives atteignent un nouveau record. Selon la Fondation Abbé Pierre, en 2017, près de 15 600 ménages ont été expulsés de leur logement, soit une augmentation de 106 % en quinze ans.

En 2018, à Vénissieux, ce sont :

  • 201 assignations au tribunal effectuées,
  • 76 concours à la force publique accordés,
  • 53 expulsions programmées.

Grâce au travail considérable mené, en amont, par la ville et les acteurs sociaux, plus de 50 % des situations ont pu être solutionnées, évitant ainsi l’expulsion. Malgré cela, nous n’avons pas pu éviter 35 expulsions. Pour 2019, 9 expulsions sont déjà programmées…

Pauvreté, précarité, les femmes sont les premières victimes de ce fléau. Près de 4,7 millions d’entre elles vivent en dessous du seuil de pauvreté. Les mères de familles monoparentales sont particulièrement touchées. Parmi celles qui travaillent, plus d’1/4 vit sous le seuil de pauvreté, soit 1 million de femmes, écarts de salaires, instabilités des temps de travail, emplois précaires, sont autant de facteurs qui alimentent la spirale de la pauvreté. Les femmes représentent 2 sans domicile fixe sur 5,

De plus en plus nombreuses, et pourtant souvent invisibles dans la rue. Passer inaperçues, se fondre dans la masse est souvent une question de survie : Confrontées à la violence, aux viols, elles ont tendance à masculiniser leur apparence, pour limiter les risques d’être violentées. Dans la rue, elles sont confrontées, en plus des difficultés matérielles, à des violences de genre, sexuelles et sexistes, physiques et psychologiques, qui les visent parce qu’elles sont femmes. Sans hébergement pour la nuit, pour ne pas être visibles ou paraître vulnérables, elles privilégient les lieux fréquentés, trouvent refuge dans les salles d’attente des urgences hospitalières, des cages d’escalier ou des parkings.

Martine, quinquagénaire raconte l’enfer des femmes sans abri : « Les agressions dans la rue, cela va du père de famille qui essaie de vous violer pendant que vous dormez, au réseau mafieux qui monnaye un coin de trottoir. On apprend à voir chaque homme comme un agresseur potentiel. Parce qu’on est invisible et en marge de la société, nos agresseurs pensent que notre corps est à leur disposition. J’ai été agressée sexuellement une dizaine de fois dans la rue. Pour éviter de craquer, mon cerveau a décidé de faire comme si c’était normal ».

Une agression sexuelle sur une femme sans abri a lieu toutes les huit heures en France. Une situation abjecte et scandaleuse, au pays des Droits de l’Homme. Face à cet état d’urgence, les dispositifs ne sont pas à la hauteur. L’hébergement d’urgence, un droit pourtant inscrit dans le code de l’action sociale et des familles, n’est pas assuré.

La Fédération Nationale des Acteurs de la Solidarité, souligne un manque cruel de places ne permettant pas de répondre à l’ensemble des demandes d’hébergement.

Dans le Rhône, 83 % des demandeurs reçoivent des réponses négatives.

Il y a quelques jours, l’ONU a dressé un bilan sévère de l’état du droit au logement en France :

Selon le rapporteur de l’ONU, la France est coupable de violations des droits de l’Homme dans sa gestion des sans-abri.

Les systèmes mis en place, ne permettent pas l’accès aux services d’hébergement d’urgence les plus basiques.

Face à l’urgence sociale, les politiques publiques ont montré leurs limites.

La loi ELAN remet en question la loi SRU en repoussant l’objectif de construction de 25 % de logements sociaux, de 2025 à 2031.

Quid du plan de lutte contre la pauvreté :

  • Logement et expulsions non abordés,
  • 8 millions d’euros sur 4 ans, insuffisants pour éradiquer la pauvreté, et permettre aux 9 millions de Français, de retrouver le chemin de la dignité.

Des aides de l’Etat progressivement taries :

  • Le Fonds National d’Aide à la Pierre réduit à peau de chagrin,
  • Le 1 % logement aujourd’hui à 0,45 %.

Le plan quinquennal pour le logement d’abord, et la lutte contre le sans-abrisme 2018/2022, prévoit la construction de 40 000 logements très sociaux, par an.

Or, le gouvernement impose aux bailleurs sociaux une baisse de loyers, pour compenser la baisse des APL, mettant à mal leurs finances, et réduisant leur capacité à investir pour construire.

L’an dernier, dans son mémoire, le Préfet du Rhône stipulait que les personnes menacées d’expulsion locative, pouvaient être rendues prioritaires quant à leur logement, à l’aide de plusieurs dispositifs, visant à prioriser les demandeurs de logement social :

Par l’Etat, via le Service Inter Administratif du Logement (SIAL) sur demande de priorisation par un travailleur social.

Malgré l’enregistrement d’un dossier SIAL, qui donne une priorité sur le contingent préfectoral, les ménages peuvent rester sans proposition de relogement, car cette priorisation, n’est assortie d’aucun délai, ni de temporalité de traitement des situations.

Sur le territoire, par les Instances Locales de l’Habitat, et des Attributions (ILHA), sur demande de priorisation par un travailleur social. Mais, le travailleur social ne disposera d’aucun délai de proposition de logement, sur le dossier présenté. Le dossier est intégré à une file active, limitée à 30, alors que les situations complexes nécessitent un traitement sur plusieurs mois, ce qui allonge les délais d’attente pour trouver un logement. Une limitation et une gestion des priorités différentes, qui peuvent mécaniquement rallonger les délais d’entrée en commission prioritaire, et impacter le recours à cette instance.

Par ailleurs, le nombre de commissions IHLA, organisées par l’Etat, a été réduit de moitié ces dernières années (7 / an au lieu de 12).

Contrairement aux propos du Préfet, le département du Rhône est montré du doigt par le rapport 2018 de la Cour des Comptes, concernant la loi DALO.

En 2016, la commission d’instruction du DALO affichait un retard de traitement tel, qu’1 requérant sur 2 attendait encore la décision de la commission, à l’expiration du délai prévu par la loi.

Le Préfet précise qu’en 2016, 7 ménages vénissians ont été reconnus prioritaires, au titre du DALO. Ce chiffre est peu important, au regard des 122 concours à la force publique, accordés cette même année.

Le préfet souligne que les personnes menacées d’expulsion locative, font partie des publics prioritaires, dans le cadre du Plan Local d’Action pour le Logement des Personnes Défavorisées.

Comme je l’ai dénoncé à plusieurs reprises, ce plan, signé en 2016, entre la Préfecture et la Métropole, prévoit la création d’une sous-commission de la CCAPEX, chargée d’examiner les situations individuelles d’expulsion.

Or, la Préfecture comme la Métropole, n’ont toujours pas mis en place cette commission.

Face à la situation que je viens d’exposer, prendre des arrêtés donnant obligation de relogement, avant toute expulsion locative :

  • C’est éviter que des femmes, des enfants, des hommes se retrouvent à la rue, et vivent dans des conditions insupportables et inhumaines,
  • C’est créer une prise de conscience collective, pour mettre fin à la spirale de l’exclusion.
  • C’est faire évoluer la loi, car les expulsions locatives sans relogement, sont contraires aux prérogatives du Plan pour le Logement d’Abord.

Mes arrêtés, c’est également pour prévenir les accidents dus aux moyens de substitution de chauffage et d’électricité, qui mettent parfois en danger, les personnes en précarité énergétique.

A plusieurs reprises, le juge du Tribunal Administratif a réaffirmé qu’un maire pouvait faire usage de ses pouvoirs de police générale, en cas de circonstances particulières qui rendent cette mesure nécessaire, en raison de la gravité et de l’imminence des risques encourus.

Mais, par nature, un risque reste une éventualité.

J’applique donc un principe de précaution, à l’exemple de l’arrêté interdisant l’utilisation de barbecues dans l’espace public. Sans pouvoir définir si un accident va se produire, et quelle famille se mettra en danger, j’interdis donc, à tous, l’utilisation de barbecues dans l’espace public, pour éviter tous risques, en appliquant, à tous, un principe de précaution.

De par mes pouvoirs de police :

  • Il est de ma responsabilité d’assurer le bon ordre, la sécurité, la tranquillité et la salubrité publique sur la commune.
  • C’est à moi d’assurer la prévention et distribution des secours nécessaires, pour faire cesser les accidents, incendies, inondations.
  • Il est donc de mon devoir de mettre tout en œuvre, pour qu’un risque ne devienne pas une réalité.

Pour conclure, je crois profondément en notre République. Sa Constitution, dans son préambule, inscrit dans le marbre les droits fondamentaux de notre Démocratie. Je crois profondément en notre Etat de Droit, en sa justice et son indépendance. C’est pourquoi je ne me résigne pas, je garde la volonté de faire bouger les lignes, face à une situation de plus en plus dramatique, pour des millions de nos concitoyens. Je me bats pour défendre la dignité humaine. Je me bats pour une prise de conscience collective. Je me bats surtout, pour que la justice, notre justice, évolue, et soit un rempart légal, face à l’urgence sociale de notre pays.

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