17 octobre 1961

… »Souvenons-nous. Il y a 30 ans, débattions-nous collectivement, de cette nuit d’horreur du 17 octobre 1961 à Paris ? »…

La reconnaissance par Emmanuel Macron, de la responsabilité de l’État français dans l’assassinat de Maurice Audin, jeune mathématicien et membre du Parti Communiste Algérien, et dans le recours à la torture pendant la guerre d’Algérie, est une étape importante.

Benjamin Stora, historien spécialiste de la guerre d’Algérie, la compare au discours du Vel d’Hiv de Jacques Chirac, en 1995, relatif au rôle actif de l’administration française, dans la déportation et l’élimination des juifs de France, à partir de l’été 42.

Les deux brisent ce cercle du silence et de l’amnésie, de la défiance et du ressentiment.

Au sujet de la guerre d’Algérie, la déclaration d’Emmanuel Macron s’inscrit dans un contexte d’avancées de vérité historique, lentes, certes, mais inéluctables, et salutaires.

Reconnaissance du mot Guerre, votée en 1999, par l’Assemblée Nationale.

Reconnaissance en 2005, par Jacques Chirac, des massacres de Sétif et Guelma en 1945.

Discours de François Hollande en 2012, sur l’injustice et la brutalité du système colonial.

Responsabilité historique de la France, dans l’abandon des harkis en 1962, par Nicolas Sarkozy.

Ne parlons pas d’opportunisme politique, mais plutôt d’une réelle prise de conscience, pour sortir de l’amnésie et de l’oubli, qui n’ont que trop duré.

« On sait que vivre dans le déni d’une tragédie, rappelle Benjamin Stora, expose toujours à des retours de mémoires dangereuses. Et il s’est tissé, autour du divorce franco-algérien, le plus tragique de la décolonisation, des refoulements, des volontés d’oubli, causes d’innombrables malentendus, qui persistent encore. Il faut donc aller vers plus de vérités. » Je ferme les guillemets.

Souvenons-nous. Il y a 30 ans, débattions-nous collectivement, de cette nuit d’horreur du 17 octobre 1961 à Paris ?

La réponse est non, à l’exception d’historiens, associations et spécialistes de la guerre d’Algérie, qui se sont démenés pendant des années, pour que la lumière soit faite. Grâce à eux, au terme d’un lent de processus, le 17 octobre est entré aujourd’hui, dans notre mémoire collective, et il faut s’en féliciter. La version officielle a cédé le pas à la vérité historique.

Lors de l’été 1961, la guerre d’Algérie est sanglante, la violence aveugle.

Les négociations entre le gouvernement français, et le gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), émanation du FLN, en vue de la prochaine indépendance algérienne, fracturent chaque camp. Les attentats et massacres se succèdent.

C’est dans ce contexte de tensions exacerbées, que s’inscrit la manifestation pacifique des Algériens, organisée par la fédération de France du FLN. Il suffira d’une rumeur mensongère, la mort de 10 policiers au Pont de Neuilly, pour que la répression policière tourne au bain de sang.

Car cette nuit du 17 octobre, les pulsions les plus basses, les peurs les plus bestiales, ont mené au pire et aux ratonnades lâches, meurtrières, dans les rues de Paris. Combien d’Algériens sont morts cette nuit-là ? Combien de corps ont été jetés dans la Seine ?

A l’époque, le bilan officiel de la préfecture de police, fait état de 3 morts et 64 blessés. Ce chiffre masque une réalité plus terrible : la polémique entre historiens, relative au nombre de victimes, illustre à quel point, pendant des années, les autorités françaises ont tenté de minimiser la gravité de la tragédie.

Il faudra attendre plus de 35 ans, pour que le bilan officiel soit modifié. Des dizaines d’Algériens, peut-être même entre 150 et 200 d’entre eux, seront exécutés.

Difficile également d’évaluer le nombre de noyés, car des cadavres ont pu être jetés en aval de la Seine, à Evreux, voire Rouen.

Cette nuit du 17 octobre s’inscrit dans une période, où la violence ne cesse de grimper. Un crescendo vertigineux, proche, le terme n’est pas galvaudé, d’une quasi-guerre civile : 246 Algériens seront tués en France, au cours de l’année 1961.

Plus on s’approche du 17 octobre, et plus le nombre de victimes augmente : 37 en septembre, 105 en octobre. Le gouvernement choisit pourtant de couvrir, ce que le parquet de Paris qualifiera, en 1999, de massacre.

Pourtant, dès les jours qui suivent ce bain de sang tragique, l’information circule, et certains députés demandent des explications au gouvernement.

La presse parle, quant à elle, de massacre, mais les journalistes ne peuvent se rendre sur les lieux de détention des Algériens.

Elle dénonce le bilan officiel, des explications sont demandées à Maurice Papon, préfet de police de la Seine, lors d’une séance du conseil municipal de Paris, le 27 octobre 61. Fin de non-recevoir.

Des députés appellent à la création d’une commission d’enquête, qui ne verra jamais le jour.

Le livre de Paulette Péju, Ratonnades à Paris, présenté comme un recueil d’articles de presse, est très vite interdit à la vente, des films privés de projection et les bobines, aussitôt saisies.

Et puis, plus rien, on efface, on cache, on gomme un chapitre noir de l’histoire de notre pays. Mais que personne ne se trompe, ce vide est voulu, intentionnel, il rejoint la stratégie d’amnésie collective, de la raison d’État au-dessus de tout, déjà à l’œuvre, quand Henri Alleg dénonçait l’usage systématique de la torture, en Algérie.

Au Sénat, la commission parlementaire est rejetée, au motif qu’elle ne ferait, j’ouvre les guillemets, « que jeter un peu de doute, un peu de trouble, un peu de confusion dans l’esprit et le cœur d’un grand nombre de fonctionnaires de police ». Fermez le ban.

La stratégie à l’œuvre a été d’instaurer un oubli judiciaire, puis un oubli tout court. Pourquoi, des années 60 jusqu’au cœur des années 80, la nuit du 17 octobre disparaît-elle complètement de tout débat public, de toute mémoire collective, de tout éclaircissement d’un épisode tragique, pourtant proche dans le temps ?

« Une énigme », dira Pierre Vidal-Naquet, historien et militant actif, contre la torture pendant la guerre d’Algérie.

1985 est une date-clé : avec Les Ratonnades d’octobre : un meurtre collectif à Paris, Michel Levine fait enfin surgir dans l’espace public, la date du 17 octobre.

Le travail de Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris, qui paraîtra en 1991, lèvera enfin toute ambiguïté : oui, ratonnade il y a eu, oui les forces de police, sous les ordres de Maurice Papon, se sont rendues complices d’un massacre.

Deux livres, deux historiens, brisent le silence, ou l’omerta, remettent en cause la version officielle d’une guerre, que la France peine à reconnaître.

Il faut saluer le travail de ces deux historiens, qui ont cherché et alerté nos consciences, alors que l’accès aux archives était, à l’époque, très difficile. Leur démarche s’inscrit dans la continuité de l’engagement de leurs aînés, le manifeste des 121, Germaine Tillion, Jacques Derrida, Jean-Paul Sartre, Henri Alleg et tant d’autres, tous dénonciateurs d’une guerre atroce.

Il y a eu également ce curieux rebond de l’histoire, lié au procès de Maurice Papon. C’est en effet au cours du procès de Maurice Papon, en 1997-1998, pour complicité de crimes contre l’humanité, en tant que secrétaire général de la préfecture de la Gironde, pendant l’occupation, que l’implication de ce dernier, dans la répression du 17 octobre, va resurgir.

Un jugement, avec pour base les années 40 et la collaboration, vient éclairer les années 60 et la décolonisation.

Mais sur le fond, ce rebond est-il si curieux, tant l’Etat français, peut-être même aussi notre inconscient collectif, a eu du mal à regarder les périodes les plus sombres de son histoire.

Il faut aussi se souvenir que, pour les Algériens témoins de cette nuit d’horreur, au choc et au drame s’est substitué le silence. Le projet de retour au pays évanoui, la parole ne s’est pas libérée, la transmission n’a pas eu lieu, et les parents se sont tus, par peur de représailles, par peur d’entraver les nouvelles générations, dans leur processus d’intégration et d’appartenance à la société française.

L’histoire éclaire le passé, mais nous en apprend aussi beaucoup, sur le temps présent et sur nous-mêmes.

Le cheminement de l’histoire, à travers la mémoire collective et ce 17 octobre qui en est un bel exemple, nous donne également une idée des écueils à éviter. Croire que l’amnésie crée les conditions de la réconciliation, est faux. Tout aussi faux est de croire, que la recherche de la vérité porte en elle, la repentance et l’affaiblissement d’une nation.

L’histoire officielle, policée et sans aspérités, n’est pas l’histoire. Elle est le récit minimaliste, que quelques-uns réécrivent à des fins partisanes, pour le réduire à la portion congrue : une histoire à leur convenance.

Le résultat est bien souvent le même : tout concourt à fabriquer une mémoire disloquée, que chacun cherche à s’approprier, dont chacun se pare, pour se protéger. Une guerre mémorielle en remplace une autre, la méfiance et le ressentiment, l’emportent sur l’apaisement.

Il reste du terrain à parcourir, mais ce cercle vicieux, silence-ignorance-défiance, est brisé, et il est, me semble-t-il, derrière nous.

La promesse de l’ouverture des archives, mises à disposition des historiens, familles et associations, nous aidera à franchir le pas. Un pas de plus vers la raison, et le partage d’une mémoire commune, un pas de plus vers une mémoire partagée, des deux côtés de la méditerranée, promesse d’un dialogue réconcilié, et d’un avenir apaisé.

Je vous remercie.

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