Marie-Hélène et Joannès François Régis GUBIAN, des Justes parmi les Nations

… »C’est ce mépris et cette haine, que Joannès et Marie-Hélène ont tenu à l’écart, et nous ne l’oublierons jamais. »…

Plusieurs France ont traversé la seconde guerre mondiale. La France qui a capitulé, collaboré, perverti et trahi les principes universels de notre propre histoire, avant de commettre l’irréparable : la participation active de l’État, dans la déportation des juifs de France, en vue de leur extermination dans les camps de concentration nazie. Cet irréparable, aujourd’hui encore, constitue une tache indélébile. Mais il y a aussi la France qui a résisté, la France de la jeunesse, de l’engagement progressiste, syndical, la France du maquis et de l’insoumission au régime de Vichy, à la solde d’Adolf Hitler.

Elle paiera un lourd tribu. Il y a eu Pétain, mais il y a eu De Gaulle. Il y a eu Bousquet, mais il y a eu Germaine Tillion. Il y a eu Papon, mais il y a eu Manouchian.

Enfin, il y a cette France qui est restée fidèle à l’esprit de tolérance et de solidarité, une France discrète, souvent modeste, d’une grande diversité de métiers et de conditions sociales, mais avec une prédominance notable de femmes : la France des Justes. Une France qui n’a pas fait de bruit, mais qui n’a pas plié, qui n’a pas cédé à la peur, qui n’a pas toléré l’idée d’une extermination raciale, parce que ce n’était pas elle, parce qu’elle ne pouvait pas s’y reconnaître.

Qu’on ne se méprenne pas, cette France des Justes fait partie de la France de la Résistance, comme il n’y aurait pas de grande famille de la Résistance, sans la grande famille des Justes. Les deux ne font qu’une, car qui pourrait croire ici, qu’abriter un enfant juif, une famille juive dans une cave ou un grenier, leur procurer des faux papiers, les exfiltrer, les sauver de la Shoah, ne portait pas dans le choix et la réalisation de l’acte même, l’empreinte d’une résistance absolue, intangible, héroïque et grande.

Chaque Juste de France savait, qu’en décidant de sauver une vie, il exposait la sienne. Mais en chacun d’eux, la force de la conviction a pris le pas sur le reflet de la compromission, la force de l’inacceptable sur l’ombre de l’inéluctable. C’est ce choix unique, le choix d’une vie, qu’ont accompli Joannès et Marie-Hélène Gubian, que vient marquer et saluer à tout jamais, la remise posthume de médaille de « Justes parmi les Nations ». Leur belle-fille ici présente, Marie-Thérèse Gubian, que je connais personnellement, souvenirs de mes années d’enfance toujours bien présents, peut être fière de l’attitude et de la bravoure de Joannès et de Marie-Hélène, qui ont sauvé deux vies, celles de Jacob et David, à Grézieu-le-Marché.

Sans entrer dans les détails que les familles relateront mieux que moi, je sais que Marie-Thérèse éprouve une vive émotion, à l’idée que ses beaux-parents soient reconnus comme Justes. Comme elle me l’a confié, le couple Gubian vivait de façon modeste, et parlait du sauvetage de Jacob et David comme d’un acte, non pas héroïque, mais tout à fait normal, d’accomplir, en quelque sorte, son simple devoir de Français ! Gravement blessé à la guerre de 14, Joannès n’avait d’ailleurs jamais réclamé de pension de guerre, là encore, avec le sentiment du simple devoir accompli.

C’est dans un petit village du Rhône, que ce couple d’agriculteurs va donc accueillir, début 44, Jacob et David, pour les protéger de rafles toujours plus fréquentes, toujours plus odieuses. Il faut noter qu’une vingtaine de familles de Grézieu-le-Marché, accueillera et protègera des familles et enfants juifs. Jacob et David vivront ainsi cachés, sortiront de temps en temps dans les champs, et feront partie de la grande famille Gubian. Quelle école de la vie, quel lien indéfectible se noue, après avoir conjuré un tel sort ! Pour preuve, malgré le temps, malgré les deuils et générations qui s’en vont, jamais Jacob n’a perdu le lien avec la famille Gubian, et il a été l’initiateur de cette remise de médaille à titre posthume.

Reconnaissance éternelle, reconnaissance conjuguée au présent, à l’épreuve d’une vie marquée par les drames de l’histoire. Les parents de Jacob et David seront frappés par l’ignominie de Vichy. A Saint-Fons, Esther sera arrêtée le 2 février 44, avant d’être déportée à Auschwitz, le 31 juillet. Elle mourra dans les camps. Le père échappera de peu à l’arrestation. Années d’horreur, années de cauchemar, années abjectes, auxquelles l’État français, malheureusement, a participé. Il faut aussi imaginer la douleur des parents juifs qui se séparent de leurs enfants, sans savoir ce qu’ils vont devenir, sans avoir la certitude de les revoir un jour. Imaginer, ne serait-ce qu’une seconde, cette douleur intérieure insondable, ce déchirement terrible dans la filiation, c’est mesurer la responsabilité inexcusable, irréparable, du régime de Vichy et des fonctionnaires de l’État, je pense en particulier au rôle de René Bousquet, dans la déportation active des juifs de France.

Le rôle de la France, du moins d’une certaine France, comme rouage et cheville ouvrière de l’Holocauste, est indéniable. Séquestre des biens et entreprises, appartenant aux juifs absents ou arrêtés (octobre 40) ; premier convoi de déportés depuis le camp de Compiègne (27 mars 42), port obligatoire de l’étoile jaune (29 mai 42, appliqué dès le 7 juin). Si la politique de quotas est décidée à Berlin, elle sera appliquée à Paris, avant de s’étendre à la zone libre. Pour la France, le quota est fixé, dans un premier temps, à 40 000 personnes. Presse censurée, rafles effectuées au petit matin, pour limiter le nombre de témoins, tout a été programmé, pensé, prémédité.

Pour la zone libre, l’idée des rafles est émise par Bousquet lui-même, auprès des autorités allemandes et de Heydrich, l’un des planificateurs de la Shoah ! Et c’est le même Bousquet qui rédigera les circulaires d’autorisation des arrestations, dès août 42. Il faudra attendre plus de 50 ans, attendre le discours de Jacques Chirac en 1995, pour enfin, et bien tardivement, reconnaître le rôle de l’État français, dans la déportation. Mais il y a aussi la France restée fidèle à elle-même, à son pacte républicain d’égalité pour tous. La France de Joannès et Marie-Hélène Gubian.

L’action des Justes, mais pas seulement, a contribué à ce que les trois-quarts des 330 000 Juifs vivant en France, survivent et échappent à la déportation, soit la proportion la plus élevée de tous les pays, sous occupation nazie. Sous un régime de Vichy qui collabore activement, alors que l’antisémitisme contamine la société de l’époque, ces chiffres surprennent, mais trouvent des explications rationnelles. Ils s’enracinent dans un ensemble de communautés, républicaine, religieuse, associative, qui vont se mettre en action conjointement. Ce sera le cas à Vénissieux.

Dans un ancien arsenal militaire de notre ville, le camp Bac Ky, réquisitionné par Vichy, va avoir lieu l’une des plus marquantes opérations de sauvetage. Sur les 1 017 adultes internés, 545 furent déportés. Une centaine d’enfants va passer à travers les mailles d’une mort annoncée, en étant exfiltrés du camp. Grâce à ces justes, comme on les appelle, grâce à l’action de personnalités religieuses, d’organisations qui œuvraient dans les camps, comme l’Amitié Chrétienne, la Cimade, l’œuvre au secours des enfants, et l’œuvre du service social des étrangers. Le Cardinal Gerlier, proche de Vichy, finira par être entraîné par le père Chaillet, dans l’action de sauvetage du camp de Vénissieux. A l’intérieur du baraquement, Madeleine Barrot de la Cimade, les Œuvres de secours aux enfants et de l’amitié chrétienne, vont sauver un maximum de personnes et d’enfants, éviter la déportation, éviter ces convois de la honte, de Drancy à Auschwitz, des convois sans retour. Dans la nuit du 28 août, une centaine d’enfants vont ainsi sortir du camp de notre ville, non sans douleur, cette douleur terrifiante, de parents signant des actes de délégation de paternité, pour laisser partir ce qui leur est le plus cher, avec des inconnus, pour qu’ils continuent, eux, de vivre. J’ai eu la chance de rencontrer une enfant sauvée du camp de Bac Ky. Elle porte aujourd’hui encore, les boucles d’oreilles que sa mère lui avait données, en cette fin d’août 42.

De Vénissieux, 545 juifs étrangers seront conduits à Drancy, avant d’être déportés, mais une centaine d’enfants sera sauvée, grâce à ces Justes, à ces résistants, qui ne pouvaient tolérer, la collaboration active de Vichy et de l’Etat Français. Ces vies sauvées, c’est un message d’espoir que l’histoire de Vénissieux nous transmet, aujourd’hui encore. Personne n’oubliera le courage, la témérité et la force de caractère des Justes. Personne n’oubliera la bravoure et l’audace de Joannès et Marie-Hélène Gubian. Ils ont résisté à la peur, ils ont résisté à la folie des hommes, ils ont résisté à l’ignominie abjecte du 3ème Reich. Difficile d’évaluer le chiffre exact, mais ils étaient environ 3 550 personnes en France, à être identifiés comme Justes. Ces hommes et ces femmes ont sauvé des vies, et au-delà de leurs actes, ils ont sauvé la dimension et la condition humaine. Ils nous ont donné des raisons de croire à nouveau en l’homme.

Personne n’oubliera non plus, que le régime de Vichy et les services de l’Etat, ont déporté 76 000 juifs, dont seulement 2 500 revinrent des camps. « On a inventé au cours des siècles des morts plus cruelles, mais aucune n’a jamais été aussi lourde de mépris et de haine », résonnent encore les mots terribles de Primo Lévi.

C’est ce mépris et cette haine, que Joannès et Marie-Hélène ont tenu à l’écart, et nous ne l’oublierons jamais.

Je vous remercie.

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