Journée du 17 octobre 1961

… »Le 17 octobre n’est la propriété de personne, il appartient à l’histoire des peuples français et algériens réunis. »…

La nuit du 17 octobre 1961 est une nuit d’horreur, dans l’histoire de notre pays. Une nuit où la peur de l’autre, les rumeurs et la violence, ont pris le dessus sur la raison. Une nuit où les pulsions les plus basses se sont exprimées, au cours de ratonnades lâches, et meurtrières, dans les rues de Paris. Combien d’Algériens sont morts cette nuit-là ? Combien de corps ont été jetés dans la Seine ? A l’époque, le bilan officiel de la préfecture de police fait état de 3 morts, et 64 blessés. Mais on sait que ce chiffre masque une réalité plus terrible : la polémique entre historiens, relative au nombre de victimes, illustre à quel point, pendant des années, les autorités françaises ont tenté de minimiser la gravité de cette tragédie.

Il faudra attendre plus de 35 ans, pour que le bilan officiel soit modifié. Des dizaines d’Algériens, peut-être même entre 150 et 200 d’entre eux, seront exécutés. Difficile également d’évaluer le nombre de noyés, car des cadavres ont pu être jetés en aval de la Seine, à Evreux, voire Rouen. Cette nuit du 17 octobre s’inscrit dans une période, où la violence ne cesse de grimper. Il y a les meurtres policiers et les règlements de comptes, entre le Front de Libération Nationale et le FMA, les Français Musulmans d’Algérie. Un crescendo vertigineux, proche, le terme n’est pas galvaudé, d’une quasi-guerre civile : 246 Algériens seront tués en France, au cours de l’année 1961.

Plus on s’approche du 17 octobre, et plus le nombre de victimes augmente : 37 en septembre, 105 en octobre. Le gouvernement choisit pourtant de couvrir, ce que le parquet de Paris qualifiera en 1999 ! de massacre. Deux notes, du directeur du cabinet du garde des sceaux, avaient pourtant été communiquées au Premier Ministre, Michel Debré, affirmant que « les disparitions et assassinats de Nord-Africains, résultaient dans une large mesure, d’actions policières ».

Elles ont été écrites en octobre et novembre 61, mais resteront lettre morte. Une chape de plomb est en train de s’installer, la censure d’Etat fera le reste. Irrité par cet épisode, le Général De Gaulle reste muet, pas un mot ne figure sur le 17 octobre 61, dans ses mémoires. La presse parle pourtant très vite de massacre, mais les journalistes ne peuvent se rendre sur les lieux de détention des Algériens. Elle dénonce le bilan officiel, des explications sont demandées à Maurice Papon, préfet de police de la Seine, lors d’une séance du conseil municipal de Paris, le 27 octobre 61. Fin de non-recevoir.

Des députés appellent à la création d’une commission d’enquête, qui ne verra jamais le jour. Le livre de Paulette Péju, Ratonnades à Paris, présenté comme un recueil d’articles de presse, est très vite interdit à la vente, des films privés de projection et les bobines, aussitôt saisies. Et puis, plus rien, on efface, on cache, on gomme un chapitre noir de l’histoire de notre pays.

Mais que personne ne se trompe, ce rien, ce vide est voulu, intentionnel, il rejoint la stratégie d’amnésie collective, de la raison d’Etat au-dessus de tout, déjà à l’œuvre, quand Henri Alleg dénonçait l’usage systématique de la torture en Algérie.

Au Sénat, la commission parlementaire est rejetée, au motif qu’elle ne ferait, j’ouvre les guillemets, « que jeter un peu de doute, un peu de trouble, un peu de confusion dans l’esprit et le cœur d’un grand nombre de fonctionnaires de police ». Fermez le ban. Instaurer l’oubli judiciaire, voilà l’objectif du pouvoir de l’époque, et cet objectif, il faut bien l’admettre, a été atteint. Des années 60 jusqu’au milieu des années 80, le 17 octobre n’existe pas, ou si peu.

Il faudra attendre la sortie du livre, en 1990, de l’historien Jean-Luc Einaudi, intitulé La bataille de Paris, 17 octobre 1961, pour que la vérité éclate. Et il faudra un improbable ricochet de l’histoire, pour que la mémoire collective se réapproprie, enfin, cette date sinistre. C’est en effet lors du procès de Maurice Papon, mais en tant que secrétaire général de la préfecture de la Gironde, pour complicité de crimes contre l’humanité pendant l’occupation, que son rôle dans les massacres du 17 octobre resurgira. Ses fonctions en Algérie, et à la préfecture de police de Paris, remontent à la surface. Pendant le procès, dans une tribune du journal Le Monde, Jean-Luc Einaudi parle de massacre, Maurice Papon s’empresse de poursuivre l’historien en diffamation.

Mais le tribunal considère comme légitime, le terme de massacre, un véritable tournant, pour la reconnaissance de cette date meurtrière du 17 octobre.

Des enfants issus de l’immigration algérienne, en constituant l’association Au nom de la mémoire, ont contribué eux aussi, à la fin de l’amnésie. Le traumatisme a été tel pour les Algériens qui ont vécu, et vu la répression meurtrière d’une manifestation pacifique, que la transmission entre les générations a été rompue. Par peur des représailles, par peur pour l’avenir de leurs enfants en France, alors qu’un hypothétique retour en Algérie s’éloigne, bon nombre de témoins et victimes de la répression policière, ont préféré se taire, et se murer dans le silence.

La tragédie est refoulée, la parole ne se libère pas, le 17 octobre devient un cauchemar sans fin, pour toute une génération. Notons également que c’est l’une des rares fois, depuis le 19ème siècle, où la police tire sur des ouvriers à Paris.

A la lecture de ce que les manifestants ont subi, on peut comprendre cette autocensure qu’ils se sont imposée, un traumatisme, que le passage des années n’effacera pas. Ecoutons ce témoignage d’Hachemi Cherabil, mis k.o, après avoir reçu un coup à la nuque. Le groupe dans lequel il se trouve, est transféré au Palais des Sports.

Je le cite : « Le comité d’accueil nous attendait, une haie de policiers munis de leur bâton portaient des coups sur nous à la descente du bus. A l’intérieur, j’ai vu personnellement deux hommes mourir des suites des tabassages subis ». Certains auraient remarqué la présence de Maurice Papon dans l’enceinte du Palais des Sports. Dehors, Ahcène témoigne de la haine qui sévit : « Près du pont des Tournelles, des policiers s’en sont pris à moi, ils m’ont frappé, je suis tombé à terre et deux policiers m’ont balancé à la Seine ».

Du côté des forces de police, le constat est identique, comme se le rappelle ce membre des forces de l’ordre. J’ouvre les guillemets : «On était devenus incontrôlables. On montait dans les étages pour mieux voir et on tirait sur tout ce qui bougeait… C’était l’horreur. Pendant deux heures, ça a été une chasse à l’homme véritablement terrible ! ».

Dans la cour d’isolement de la préfecture de police, une cinquantaine de manifestants auraient été liquidés. Impensable ? Non, affirme Emile Potzer, « une porte permet d’accéder directement sur les quais, la Seine est à dix mètres ». Emile Portzer était à l’époque, président des anciens combattants et résistants de la préfecture de police, c’est lui qui participera à la rédaction d’un texte de « policiers républicains », contre la répression du 17 octobre : « J’ai recueilli les témoignages de collègues qui étaient sur les lieux, dit-il, mais Maurice Papon connaissait cette affaire mieux que nous. Il était informé de tout, et n’est jamais intervenu pour arrêter le carnage » !

La conclusion, lourde de sens, appartient à un membre du service de santé des armées, Jacques Simonnet : « Tout le monde participait, du plus bas au plus haut. Pour moi, ça a été l’effondrement d’un ensemble de valeurs ». Des valeurs à reconstruire. Après des décennies d’amnésie et de censure, orchestrées par l’Etat français, la nuit du 17 octobre 1961 appartient désormais, à l’histoire collective.

C’est le fruit d’un long combat, des historiens, des citoyens, des progressistes, pour lesquels la fondation républicaine se base, sur les principes d’un accès démocratique à sa propre histoire, lucide et non tronquée. Il y a le temps des chercheurs, le temps des citoyens, le temps de la justice, et chaque temps doit participer à la construction d’une mémoire collective. J’associe à ce travail, la contribution des collectivités locales. Bertrand Delanoë, maire de Paris, fut le premier élu, à inaugurer une plaque commémorative sur le pont Saint-Michel, en 2001. D’autres communes de la banlieue parisienne ont suivi le pas, et notre ville a tenu également à installer une stèle commémorative, lors des 50 ans du 17 octobre 1961. Parce qu’on ne réécrit pas l’histoire, parce qu’on ne la dissimule pas, mais qu’on l’affronte et qu’on l’assume, pour qu’elle ne se répète pas.

Le 17 octobre s’inscrit dans un contexte de guerre, de négociations tendues des deux côtés de la Méditerranée, pour l’indépendance, avec des divisions à l’intérieur de chaque camp, des campagnes d’attentats menés en Algérie et en France, avec l’OAS qui jette de l’huile sur le feu, et perpétue des actes odieux. Elle constitue surtout une date de plus, dans l’horreur de la guerre d’Algérie, de Sétif à la Toussaint Rouge, et dans l’ignominie que porte en lui, l’asservissement d’un peuple par un autre, à savoir le principe de colonisation.

Contrairement à l’occupation et au régime de Vichy, illégal et illégitime, c’est bien la République, qui a manqué son rendez-vous avec le processus de décolonisation. Et c’est elle à nouveau qui a fait obstacle, pendant des années, à la restitution d’une histoire partagée. Elle a généré plusieurs stades : le passage de l’oubli, le poids de l’absence, la sensation du mensonge, l’enfermement et l’abandon, le refus du deuil, sortir de l’isolement.Faute de vérité, elle a morcelé la mémoire partagée, chacune se réfugiant dans le cloisonnement, dans le décompte de ses propres morts, dans le ressentiment ou la suspicion.

Sur le fond, cette date et cette tragédie n’appartiennent pas plus à des logiques communautaires, qu’à des discours réactionnaires, au mémoriel revanchard qu’à une amnistie d’Etat. J’insiste sur ce point : le 17 octobre n’est pas l’histoire d’un parti, d’une mouvance.

Le 17 octobre n’est la propriété de personne, il appartient à l’histoire des peuples français et algériens réunis. Tous ceux qui ont contribué à faire sortir de l’ombre cette tragédie, ont œuvré pour un devoir de vérité, et ont surtout dessiné le chemin de l’apaisement, de la réconciliation. L’histoire n’est pas une repentance, elle est une espérance, pour construire un autre lendemain.

Je vous remercie

X