Guerre d’Algérie et combats en Tunisie et au Maroc

Il suffit d’une étincelle, pour que les mémoires s’embrasent. Un mot maladroit, une déclaration opportuniste, provocatrice ou mal attentionnée, et chaque communauté se replie sur elle-même, brandit ses morts, son martyre, et son sang, que la guerre a fait couler.

Plus de 50 ans après le cessez-le-feu du 19 mars 1962, qui met fin à la guerre d’Algérie, même si les combats et les massacres vont continuer après cette date, le constat est clair : la voix de la raison est fréquemment, encore aujourd’hui, débordée par les voix de la passion. Des voix plurielles, celles des Algériens colonisés, des immigrés algériens, des Français d’origine algérienne, des anciens harkis, des pieds noirs, des juifs d’Algérie rapatriés, des anciens appelés, et des militaires engagés.

Notre priorité, celle de notre génération et des générations suivantes, est de s’engager résolument, sur le chemin de la réconciliation, de la pacification des débats, et d’aboutir enfin, à une mémoire partagée, apaisée. Nous n’avons pas le choix, car ce qui doit nous importer, nous rassembler et nous unir, c’est de construire l’avenir. Sans amnésie entretenue, sans censure d’Etat, sans déni de la réalité, et sans réécriture, ni instrumentalisation de l’histoire. Cette parole qui construit, c’est celle des historiens des deux bords de la Méditerranée, et c’est à elle que nous devons nous référer.

Je voudrais insister sur quelques priorités qui me semblent essentielles. La première, c’est d’employer le mot juste, sans lequel tout débat part du mauvais pied, et ouvre à toutes les interprétations. Ce mot juste, qui a tant manqué à la France, laquelle, de 1954 à 1962, parlait d’événements, quand il s’agissait ni plus ni moins d’une guerre, la guerre d’Algérie. Le mot a un sens, et s’il fait absence, ou s’il fait écran comme on fait illusion, il n’y pas à douter qu’il cache ou supprime, une partie de la réalité. Il faudra pourtant attendre la loi de 1999, pour que le mot guerre s’inscrive dans l’histoire collective de notre pays, qu’il frappe les esprits, à la hauteur des massacres et atrocités perpétués en Algérie.

L’autre priorité est de ne pas juger le passé, à l’aune de la morale d’aujourd’hui. Dans ce cadre précis, le politique et le législateur, ne doivent pas se substituer au travail des historiens et des juridictions. Il n’est pas dans notre fonction, d’écrire ou réécrire, l’histoire passée, mais de s’appuyer sur les connaissances avérées et collectées, pour ouvrir des perspectives de rassemblement, et ne pas répéter les erreurs du passé. En clair, on ne peut pas parler de crimes contre l’humanité, quand on est en Algérie, et reprendre la théorie des aspects positifs de la colonisation, quand on est en France. Pourquoi ? Parce que c’est dans l’asservissement d’un peuple par un autre, et dans la ségrégation civique, principes consubstantiels à tout empire colonial, que les ferments de la guerre se sont nourris. L’un ne va pas sans l’autre, et c’est justement dans cette mise en perspective, que l’histoire éclaire, et pose les jalons de l’avenir. Évitons le commentaire et le sur-commentaire, et revenons à une approche globale de l’histoire, à la fois sociale, économique, philosophique et politique.

De la Toussaint rouge à l’année 62, la violence va se déchaîner : massacres, représailles, attentats, le sang va couler, comme il avait déjà coulé à Sétif, en 1945, après les terribles répressions des manifestations indépendantistes, dans le Constantinois. Le nombre de victimes est difficile à évaluer, pendant ces huit années de guerre : 300 000 Algériens, pour certains, un million pour d’autres. On estime que deux millions de personnes ont été déplacées, et que 8 000 villages ont été incendiés. La France avait mobilisé deux millions de jeunes, et déployé 400 000 hommes. 30 000 d’entre eux ne reverront plus leur sol natal, dont 13 000 appelés, emportés par une histoire qui les dépassait, et une 4ème République, obnubilée par son obsession et son entêtement, d’une Algérie française.

La violence s’exporte aussi sur le continent, à travers des attentats et cette nuit terrible de haine aveugle, cette nuit de ratonnade, à Paris, le 17 octobre 1961. Combien de corps d’Algériens jetés dans la Seine ? Le bain de sang se prolongera, après le cessez-le-feu, avec le massacre des harkis, entre 60 000 et 150 000 morts, et les opérations de liquidation, d’attentats sanglants, et de règlements de comptes de l’OAS. Dans les deux cas, les autorités françaises, pourtant au courant, n’interviennent pas, et laissent faire de nouveaux massacres.

D’autres conséquences marqueront, en profondeur, le peuple algérien. L’ethnologue Germaine Tillion, s’alarme très vite de la paupérisation de la population. Dans les Aurès, elle observe que la production agricole diminue, et constate que la société traditionnelle, se déstructure à grande vitesse. L’exode des paysans s’accélère, et les familles trouvent refuge dans des bidonvilles des grandes villes. L’éducation et la formation des jeunes, sont en perte de vitesse. Elle assiste, comme elle le dit, à la « clochardisation de la population algérienne ». L’alarme ne sera pas entendue, tout comme le rapport de Michel Rocard, qui dès 1960, dénonçait le fait que, 2,5 millions de paysans, aient été déplacés de force par l’armée. Cette chape de plomb, que l’Etat français impose, touche également l’utilisation quasi systématique, à partir de la bataille d’Alger, de la torture, dans les prisons et camps en Algérie. « La question », livre choc de Henri Alleg, dénonçant les exactions de l’armée et des barbouzes, sera immédiatement censuré, et les exemplaires mis en vente, saisis dans l’urgence.

Voilà ce que fut la guerre d’Algérie, une suite de drames, de tragédies, de familles endeuillées. Son âpreté, outre le fait que la république française soit passée à côté du mouvement général d’émancipation, et d’indépendance des peuples, trouve ses racines dans plus de 130 ans de colonisation de l’Algérie. Les germes de la violence se trouvent dans plus d’un siècle de discrimination, de soumission et d’humiliation, des populations algériennes.

Dès la sortie de la 2ème guerre mondiale, la gestion et les statuts de l’empire colonial, ne sont pas les mêmes. Un ministère spécifique est créé pour l’Indochine, les protectorats dépendent des affaires étrangères, les quatre anciennes colonies (Martinique, Guadeloupe, Guyane, Réunion) sont rassemblées en départements d’outre-mer, alors que les trois départements d’Algérie, relèvent du ministère de l’Intérieur. La différence juridique entre Européens et autochtones, est introduite sous le second empire. En théorie, comme le rapporte le sénatus-consulte de 1865, « l’indigène musulman » est français, mais régi par la loi musulmane. Il ne peut jouir des droits de citoyen français, que s’il en fait la demande, démarche ouverte par à peine deux cents Algériens.

En 1870, le décret de 1865 est modifié par le décret Crémieux, qui accorde la nationalité française aux juifs des trois départements, et non aux musulmans. Dès 1874, 27 infractions spéciales sont dressées à l’égard des indigènes. Les droits ne sont donc pas les mêmes pour tous, une fracture immense sépare les colonisés des colonisateurs. A cette ségrégation de citoyenneté, s’ajoute une ségrégation civique de fait, avec l’instauration du double collège électoral, qui assoit la sur-représentation des voix des populations européennes, aux postes-clés, et relègue la présence des Algériens, dans les zones reculées. Ce rappel historique montre, combien la colonisation a de tout temps, légitimé et construit, l’asservissement d’un peuple à un autre. Comment ne pas anticiper, devant tant d’injustices, de spoliations, et de déni de l’autre, les sources d’une violence sourde, latente, prête à exploser ?

Comment interpréter la loi française de 2005, heureusement retoquée, qui visait à souligner l’aspect positif de la colonisation, après tant de ségrégation et de drames humains, pendant plus d’un siècle en Algérie ? «La colonisation n’est pas encore une séquence historique admise», prévient l’historien Benjamin Stora. Dans son livre «La gangrène et l’oubli», au début des années 90, ce dernier avait mis le doigt sur les mécanismes de fabrication de l’oubli, que l’Etat français a initiés, voire imposés. Censures dans la presse, dans l’édition, au cinéma, rien ne doit remonter à la surface. La guerre d’Algérie, l’utilisation de la torture, tout comme la nuit du 17 octobre 1961, sont ainsi passées sous silence, évacuées de la mémoire collective.

Cet angle mort, cette amnésie entretenue délibérément, pendant plusieurs décennies, a produit ce que l’historien appelle une « forme de gangrène », qui touche, aujourd’hui encore, la société française. Au lieu de regarder le passé en face, de l’analyser avec objectivité et clairvoyance, le rejet des pages sombres de notre histoire, a favorisé une fragmentation des mémoires, un repli des communautés sur elles-mêmes, entre ressentiment, culpabilité, silence, faux-semblants, ou instrumentalisation de l’histoire.

La France, c’est le siècle des lumières, mais c’est aussi août 42, et la collaboration. La France, c’est la fin des privilèges et l’avènement de la République, mais c’est aussi Sétif, et la colonisation. Nul ne peut envisager l’histoire de son pays, dans la course des siècles, sous un seul et unique angle. C’est donc à nous, à nos générations, les enfants de la Guerre d’Algérie, et aux jeunes générations, de dépasser les guerres mémorielles actuelles, de fusionner les mémoires éclatées, en une seule mémoire partagée, assumée, et j’ai envie de dire, enfin pacifiée.

Chacun, ici, en connaît le préambule : il n’y aura pas d’accès à la mémoire, sans devoir de vérité.

Je vous remercie.

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