Commémoration de la journée du 17 octobre 1961

… »Le 17 octobre 1961 est entré, je crois qu’on peut l’affirmer, dans la mémoire collective. Le combat a été long, difficile, il a mobilisé les historiens, les mondes de la littérature, du documentaire, du cinéma, les associations et le politique. Cette date appartient donc à tout le monde, et personne ne saurait en détourner le sens profond, ni l’instrumentaliser, ni se l’approprier. »…

Aucun pays n’a envie d’étaler ses faiblesses, ses erreurs, ses tragédies. Toute nation aspire à un passé idéalisé, rythmé de ses plus belles heures.

Il ne s’agit pas de forcer l’histoire, mais de la révéler, comme les bains chimiques permettent à une photo de surgir, d’apparaître peu à peu. Avec des zones claires, des zones grises et des zones sombres. L’histoire des peuples n’a jamais été monocolore, elle forme un ensemble composite, fait de hauts et de bas. Il faut donc du temps, le temps des historiens, le temps des recherches, le temps de l’ouverture des archives.

Mais comme préalable, il faut le temps de la volonté démocratique : vouloir savoir, vouloir connaître, vouloir interroger, vouloir s’approprier l’histoire. La date du 17 octobre 1961 appartient à ce processus de lente maturation, de trop lente maturation pourrait-on ajouter. Néanmoins, nous avons avancé, ces dernières années, sur cet événement tragique. Des historiens, des progressistes, des militants associatifs parfois descendants de victimes, ont fait sortir de l’oubli, du déni et de la censure un épisode douloureux de notre histoire.

J’associe à ce travail les élus locaux qui ont pris leurs responsabilités. Bertrand Delanoë, maire de Paris, fut le premier élu à inaugurer une plaque commémorative sur le pont Saint-Michel en 2001. D’autres communes de la banlieue parisienne ont suivi le pas, et notre ville a tenu également à installer une stèle commémorative lors des 50 ans du 17 octobre 1961.

Tout au long des années 60, 70 et 80, il faut bien comprendre que cette date précise n’existe pas, ou si peu. Elle est passée sous silence, effacée, dérobée à la mémoire collective. « Une énigme », voilà le terme qu’utilisera Pierre Vidal-Naquet, face à cette béance entretenue dans l’histoire collective de notre pays. Refoulement, non-dit, omerta, le 17 octobre est tout autant absent des manuels scolaires que des travaux de recherches pendant de longues années.

Pourtant, cette nuit-là, un massacre a bel et bien eu lieu dans les rues de Paris, où les pulsions les plus primaires, les plus basses se sont déchaînées, sans que les autorités publiques ne cherchent ou ne parviennent à les arrêter.

Combien d’Algériens ont-ils perdu la vie cette nuit-là ? Combien de corps jetés dans la Seine ? A l’époque, le bilan officiel de la préfecture de police fait état de 3 morts et 64 blessés. Mais on sait que ce chiffre masque une réalité plus terrible : la polémique entre historiens relative au nombre de victimes, illustre à quel point, pendant des années, les autorités françaises ont tenté de minimiser la gravité de cette tragédie. Il faudra attendre plus de 35 ans pour que le bilan officiel soit modifié. Des dizaines d’Algériens, peut-être même entre 150 et 200 d’entre eux seront exécutés. Difficile également d’évaluer le nombre de noyés, car des cadavres ont pu être jetés en aval de la Seine, à Evreux, voire Rouen. Sans oublier des centaines de blessés, des milliers d’expulsés, et 11 500 manifestants arrêtés, parqués au Palais des sports de la porte de Versailles ou stade Pierre de Coubertin à Paris. Il faut employer les mots justes : c’est bien une chasse à l’homme, une chasse au faciès, c’est bien une ratonnade qui a eu lieu à Paris.

Le paradoxe vient justement du fait que des éclaircissements seront demandés peu de temps après le 17 octobre, mais qu’ils se dilueront, par la suite, sous l’effet de la censure et du déni. Deux notes du directeur du cabinet du garde des sceaux avaient pourtant été communiquées au Premier Ministre, Michel Debré, affirmant que « les disparitions et assassinats de Nord-Africains résultaient dans une large mesure d’actions policières ».

Le Général De Gaulle reste muet, pas un mot ne figure sur le 17 octobre 61 dans ses mémoires. La presse parle pourtant très vite de massacre, mais les journalistes ne peuvent se rendre sur les lieux de détention des Algériens. Elle dénonce le bilan officiel, des explications sont demandées à Maurice Papon, préfet de police de la Seine, lors d’une séance du conseil municipal de Paris le 27 octobre 61.

Le silence s’installe. Les procédures judiciaires débouchent sur des non-lieux, bouclées avant d’aboutir. Les décrets d’amnistie s’ajoutent à cette volonté d’amnésie. La mise en place d’une commission d’enquête est demandée par des députés, elle ne verra jamais le jour. Au Sénat, la commission parlementaire, demandée par Gaston Deferre, est rejetée au motif qu’elle ne ferait, j’ouvre les guillemets, « que jeter un peu de doute, un peu de trouble, un peu de confusion dans l’esprit et le cœur d’un grand nombre de fonctionnaires de police ».

Enfin, la nuit de Charonne en février 62, nouveau massacre d’une guerre qui ne veut pas dire son nom, viendra recouvrir inconsciemment la nuit du 17 octobre, du moins occuper un espace de la mémoire collective. Contrairement à la rafle du Vel d’Hiv, le 17 octobre n’a pas été prémédité, ni planifié. Mais la violence qui s’y est exprimée fut terrifiante, alimentée par un désir de vengeance, de rumeur et de représailles.

Ecoutons les témoignages des victimes, ils sont éloquents, poignants et douloureux. « Les plus faibles, ceux qui étaient déjà en sang, ils les achevaient jusqu’à la mort, je l’ai vu », se rappelle un manifestant. A la sortie des métros, dans les rues, les forces de l’ordre frappent à tours de bras. Les insultes pleuvent, j’ouvre les guillemets : « sale bicots », « ratons ».

Les conditions de détention sont épouvantables. « Trois jours comme ça, assis sur une chaise, ni à manger, ni à boire, ni une cigarette, rien du tout. Autour de moi, il y en avait cinq ou six qui étaient blessés. On était là, on pleurait tous. On croyait tous mourir », raconte Ali Djermani dans le livre de l’historien Jean-Luc Einaudi, Scènes de la guerre d’Algérie en France. Le traumatisme, laissé par cette nuit d’horreur, marquera une génération entière d’algériens et de français d’origine algérienne. Cette trace indélébile entravera la transmission entre les générations.

Beaucoup de témoins ont préféré se murer dans le silence de peur que leurs enfants ne subissent à leur tour des représailles, alors que les possibilités d’un retour en Algérie s’éloignent brutalement. La République a raté son rendez-vous avec la décolonisation et avec l’Algérie. Elle l’a raté au prix fort, au prix d’une guerre sanglante et dramatique, jalonnée de massacres et de tueries, de Sétif au 17 octobre, du Constantinois aux harkis, d’attentats en exécutions sommaires, jusqu’à la pratique courante de la torture. En s’enfermant dans le déni, elle a aussi raté sa sortie de guerre. Il faut du temps pour construire la voie de la conciliation, de la pacification, quand les douleurs du drame sont aussi vives et touchent toutes les familles. Et c’est ce temps-là, fragile mais nécessaire, que les non-dits et censures d’Etat ont morcelé et fragmenté. Au lieu de bâtir une mémoire collective de ce drame, la sensation de mensonge, d’abandon, de suspicion et de ressentiment a gagné du terrain.

Chacun s’isole, compte ses morts, panse ses plaies, plus douloureuses bien sûr en Algérie qu’en France. Chacun s’observe, mais plus personne n’échange, car comment échanger sur le mensonge ou l’omission volontaire, comment créer les bases d’un partage sur une histoire tronquée ou revisitée ? « Les mémoires cloisonnées ne parviennent pas à apaiser les obsessions liées à la séquence de la guerre d’Algérie », constate l’historien Benjamin Stora.

Et d’ajouter : « Les historiens aident à l’accomplissement de la sortie des  tensions mémorielles par l’écriture de l’histoire. Mais il appartient aux hommes politiques d’accomplir des gestes politiques forts, significatifs, pour que se tourne la page de ce passé douloureux ».

Le 17 octobre 1961 est entré, je crois qu’on peut l’affirmer, dans la mémoire collective. Le combat a été long, difficile, il a mobilisé les historiens, les mondes de la littérature, du documentaire, du cinéma, les associations et le politique. Cette date appartient donc à tout le monde, et personne ne saurait en détourner le sens profond, ni l’instrumentaliser, ni se l’approprier. Il faut que de l’histoire, nous tirions l’expérience des erreurs commises, mais aussi que nous avancions vers un espace collectif et partagé, éloigné de toute guerre mémorielle.

L’histoire vient à nous, mais c’est aussi à nous d’aller vers elle, vers ce qu’elle sait nous donner : la lucidité, la clairvoyance, la compréhension pour mieux tracer le chemin de la paix et de la réconciliation.

Je vous remercie.

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