19 mars

… »Entre 300 000 et un million de morts côté algérien, pour un pays qui, à l’époque, comptait 10 millions d’habitants. Deux millions de jeunes mobilisés, 400 000 hommes déployés côté français. »…

Entre 300 000 et un million de morts côté algérien, pour un pays qui, à l’époque, comptait 10 millions d’habitants. Deux millions de jeunes mobilisés, 400 000 hommes déployés côté français. 30 000 d’entre eux trouveront la mort, de l’autre côté de la méditerranée, dont 13 000 appelés, emportés par une histoire qui les dépassait, et sacrifiés par un Etat français autiste et aveugle. Une succession de drames et dénis, un déni entretenu dans le vocabulaire utilisé par la France, qui parle d’événements algériens, quand il s’agit bel et bien d’une guerre qui ne dit pas son nom.

Tout au long de la colonisation, le sang a coulé. Viols, pillages, récoltes dévastées, mise à sac des villages tenus par la résistance d’Abd-el-Kader, populations enfumées dans des grottes ou déplacées, dès le 19ème siècle, la guerre, soutenue par Thiers, est déjà sauvage, féroce. La violence appelle la violence, les exécutions et attentats se multiplient. Massacre de Sétif, Guelma et Kherrata, en 1945, les autorités françaises étouffent toute velléité d’indépendance, en tirant sur la foule, et bombardant plusieurs villages. Une « tragédie inexcusable », reconnaîtra l’ambassadeur de France en Algérie, en 2005. La répression fera plusieurs milliers de victimes. Les tensions montent encore dans les années 50, avec la Toussaint Rouge, puis s’exportent en Métropole, avec cette nuit terrible et tragique de ratonnades, à Paris, le 17 octobre 61, page noire de notre histoire. L’utilisation de la torture par l’armée française, à partir de 1956, devient quasi systématique. Métro Charonne, fusillade de la rue d’Isly, massacre des harkis après les accords d’Evian, la guerre d’Algérie, aujourd’hui même, laisse apparaître des cicatrices, qui ne sont pas tout à fait refermées.

Cette guerre reste ancrée dans notre présent. Pour preuve, deux députés, le mathématicien Cédric Villani et Sébastien Jumel (PCF), ont demandé à Emmanuel Macron « la reconnaissance officielle de l’assassinat de Maurice Audin, par l’armée française », en février dernier. Arrêté en 1957 par des parachutistes, ce jeune mathématicien était soupçonné d’héberger des membres de la cellule armée, du Parti communiste algérien. La version officielle de sa disparition laisse entendre qu’il s’est évadé, alors que plusieurs témoignages corroborent le fait qu’il a été tué pendant sa détention.

Résonance actuelle, encore et toujours, concernant les polémiques autour de la date du 19 mars, instrumentalisées par le Front National, et qui sont là pour nous rappeler, que le combat relatif à une mémoire partagée, est bien de notre ressort. En 2015, le triste maire de Béziers, Robert Ménard apparenté FN, n’a-t-il pas débaptisé la rue du 19 mars dans sa ville, pour y apposer le nom d’un officier partisan de l’Algérie française ?

Tout le monde sait que les combats, les meurtres et représailles, se sont poursuivis après le 19 mars, que le sang n’a pas cessé de couler du jour au lendemain. Les Harkis seront ainsi abandonnés par la France, 60 000 d’entre eux seront exécutés, décimés, assassinés, sans que l’Etat français n’intervienne. Mais ce choix du 19 mars a une réelle légitimité, car les accords d’Evian ont été approuvés par le peuple français, lors du référendum d’avril 1962, à près de 91%, et par le peuple algérien, par le référendum d’autodétermination du 1er juillet 1962. Jouer sur les divisions, souffler sur les braises, instrumentaliser l’histoire, c’est diviser la mémoire, quand il faut aujourd’hui la rassembler. « Le refus de regarder le réel a provoqué des retours de mémoire extrêmement durs », précise l’historien Benjamin Stora, « qui ne poussent pas vers un apaisement mais au contraire vers une concurrence mémorielle à l’intérieur de la société française ».

L’année 1958, au cours de laquelle De Gaulle reprend le pouvoir, est symptomatique du rendez-vous manqué de la République, avec la décolonisation de l’Algérie. Il y a pile 60 ans, l’idée d’une Algérie française est toujours en vogue, tenace. Quand le peuple algérien réclame l’autonomie et l’indépendance, l’Etat français répond par le réformisme colonial, et la répression. Ainsi le Plan de Constantine, lancé en 1958, paraît pour le moins anachronique. Il ouvre les portes de la société civile et des administrations, aux populations algériennes. Il accélère la redistribution des terres, anticipe le développement économique de l’Algérie, mais ne répond pas aux seules attentes des Algériens : l’autonomie, le principe d’autodétermination des peuples, et la marche vers l’indépendance.

De même le SFJA, service de formation des jeunes en Algérie, visait à améliorer l’éducation des jeunes en Algérie. 400 jeunes femmes sont ainsi formées à Nantes, en vue d’alphabétiser et de dispenser des enseignements aux Algériens. Car en 1958 encore, 80% des enfants algériens, ne sont pas scolarisés. Ces réformes, accompagnées de répressions actives, avec une armée française qui joue un rôle de plus en plus politique, visent à séparer le peuple algérien du FLN et des insurgés. Elles entendent réparer une société fracturée et paupérisée, que plus d’un siècle de colonisation a fabriquée. Car c’est bien le régime colonial, avec une minorité européenne possédant la majorité politique, et une majorité algérienne sans représentation civile ni politique, qui favorise les injustices et les discriminations sociales.

Je me souviens des observations de Germaine Tillion, ethnologue dans les Aurès, dans les années 30. Lorsqu’elle revient dans les Aurès en 1954, elle est atterrée par les conditions de vie qu’elle y rencontre. L’exode rural, la raréfaction des parcelles, la destruction des liens sociaux, l’irruption de l’économie monétaire, ont fait basculer de nombreuses familles paysannes, dans la misère. Ruraux appauvris, habitant des bidonvilles, les Algériens subissent de plein fouet, la subordination de leur peuple par la puissance coloniale. Sans parler de l’odieux code de l’indigénat, et des discriminations toujours plus révoltantes.

En matière politique, l’assemblée algérienne est issue du vote de deux collèges différents. Le premier comprend les citoyens de statut civil français, le second ouvert aux seules élections municipales et générales, regroupant tous les Algériens. Mais la voix d’un électeur du premier collège équivaut à huit voix d’électeurs du deuxième collège. Nouvelle illustration d’un double statut inacceptable, qui montre à quel point, la nature de la colonisation soumet le colonisé à la législation du colonisateur minoritaire, comment elle l’exclut de tout droit civique et civil, de sa terre et de sa propre culture.

Comment, en un mot, elle l’humilie, en renvoyant les populations autochtones, au rang d’individus de seconde zone. C’est dire si l’article 4 de la loi du 23 février 2005, qui souhaitait introduire dans les programmes scolaires, les bienfaits de la colonisation, notamment en Afrique du Nord, a heurté nos consciences et ravivé des douleurs, avant heureusement d’être abrogé. Dans l’entre-deux-guerres, au sein même des partis les plus progressistes, la colonisation est restée associée, au symbole de la mission civilisatrice.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, imposer l’éducation, le développement économique et sanitaire par la force, n’est pas remis en cause. Tout au long des années 50, malgré le début de l’insurrection et de la Toussaint Rouge, la France s’entête à défendre « une Algérie française ». Alors que les mouvements d’émancipation des peuples, s’affirment partout dans le monde, alors que la Tunisie et le Maroc deviennent indépendants, en 1956, la 4ème République, en Algérie, continue de marcher à contresens de l’histoire. Les pouvoirs spéciaux, accordés par l’assemblée au gouvernement de Guy Mollet, en 1956, vont alimenter une logique de guerre. Dès le 17 mars, un décret attribuait les pleins pouvoirs à l’armée française en Algérie, pour poursuivre le conflit. De fait, le combat pour l’indépendance de l’Algérie sera porté en France, par les militants de gauche, la société civile et les intellectuels, mais aussi le journal L’Humanité, objet de 27 saisies et de 150 poursuites, de la part de l’Etat.

On peut citer Jacques Derrida, le Manifeste des 121, Jean-Paul Sartre, Pierre Vidal-Naquet et de très nombreux militants de base, dont certains paieront au prix de leur vie, leur engagement pour une Algérie indépendante, au métro Charonne. Je voudrais également citer Henri Alleg, militant communiste et anticolonialiste, dont le livre « La question », qui dénonçait l’utilisation de la torture en Algérie, fera l’effet d’une bombe, et réveillera les consciences. Nous avons d’ailleurs choisi son nom pour dénommer une voie du prochain quartier du Puisoz. Juste retour des choses, pour un homme qui n’a jamais cessé de chercher la vérité, au service d’un monde plus libre et plus juste. Ce que Henri Alleg a écrit, les heures sombres et les pratiques barbares qu’il a éclairées, ont contribué à l’émergence d’une histoire sans concession. Extraits du livre La question, alors qu’il est lui-même torturé, Henri Alleg aura ces mots, je le cite : « J’ai côtoyé, durant ce temps, tant de douleurs et tant d’humiliations, que je n’oserais plus parler encore de ces journées et de ces nuits de supplices, si je ne savais que cela peut être utile, que faire connaître la vérité, c’est aussi une manière d’aider au cessez-le-feu et à la paix ».

Je vous remercie.

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